- Roger Bacon: Science expérimentale
- Science expérimentaleOn voit dans quelle atmosphère paraît, chez Bacon, la notion d’expérience : insuffisance de l’autorité, dégoût des disputes, et essai pour renouer avec une tradition expérimentale ignorée des hommes de science : la certitude est à ce prix, car « nous avons bien trois moyens de connaître : l’autorité, l’expérience et le raisonnement ; mais l’autorité ne nous fait pas savoir, si elle ne nous donne pas la raison de ce qu’elle affirme ; et le raisonnement de son côté ne peut distinguer le sophisme de la démonstration, à moins d’être vérifié dans ses conclusions par les œuvres certificatrices de l’expérience... Il se trouve pourtant que personne de nos jours n’a cure de cette méthode, ou plutôt qu’elle n’est pratiquée que dans ce qu’elle a de vil et d’indigne de l’étude du savant ; c’est pourquoi tous les secrets, ou peu s’en faut, et les plus grands, de la science sont ignorés de la foule de ceux qui s’adonnent au savoir ». Comment entendait-il cette certification ou vérification ? Dans ses traités d’optique et de mathématiques, Bacon est moins un expérimentateur original qu’un interprète de la science arabe ; on se demande « s’il n’a pas plutôt pratiqué les auteurs qui ont pratiqué l’expérience qu’il n’a pratiqué l’expérience lui-même ». Il en est de l’expérience sensible comme de l’expérience intérieure des secrets de la nature, comme des secrets de la grâce et de la gloire ; nul d’entre eux ne peut être atteint par le raisonnement, et, étant en quelque sorte en droit objets d’expérience, celui qui ne les connaît pas effectivement par expérience « doit commencer par les croire, en faisant foi à ceux qui ont fait eux-mêmes l’expérience ou l’ont tenue fidèlement d’expérimentateurs fidèles ». Aussi Bacon n’a institué aucune méthode expérimentale au sens moderne du mot : cette méthode est l’ensemble des moyens par lesquels une expérience est contrôlée par d’autres ; pour Bacon, resté à une conception naïve de l’expérience, à l’expérience qui est simple vue, l’expérience vérifie et contrôle mais n’a pas à être vérifiée ; l’important est donc de voir et de savoir de ceux qui ont vu. Non pas cependant que l’expert lui-même reste passif dans l’expérience : au contraire, « il aide la nature par l’art » ; mais son activité est avant tout opératrice et manuelle : il distille ou calcine comme les alchimistes ; il s’aide d’instruments ; il compare, dans la recherche des causes de l’arc-en-ciel par exemple, les cas divers où l’arc-en-ciel se produit, sur des cristaux, sur l’eau jaillissante d’un moulin, « et ainsi d’une infinité de manières, tant naturelles qu’artificielles, les couleurs de l’arc-en-ciel apparaissent comme un expérimentateur sait les trouver ».De plus, la certification ou vérification a un sens assez différent de celui qu’on serait porté à lui donner : on comprendra ce sens, lorsqu’on saura que l’on peut vérifier une vérité aussi bien par les mathématiques que par l’expérience : or, on vérifie par les mathématiques, lorsque l’on considère les événements à vérifier comme étant l’image plus ou moins fidèle de réalités mathématiques. Ainsi, on peut déterminer combien il y a de nombres parfaits (c’est-à-dire égaux à la somme de leurs parties aliquotes) dans la série des nombres entiers jusqu’à un nombre déterminé : dans un même nombre d’hommes, le nombre des hommes parfaits sera au plus égal mais pourra être très inférieur à celui des nombres parfaits. Ainsi encore on sait que le rayon lumineux progresse en ligne droite, se réfracte et se réfléchit : or il est ainsi assuré que l’illumination divine arrive droit aux âmes parfaites, se réfracte chez les imparfaits et se réfléchit, sans les pénétrer, dans les âmes mauvaises. De tels procédés puérils rappellent les procédés, traditionnels depuis Philon d’Alexandrie, de la méthode allégorique. On voit ce que Bacon peut vouloir dire, lorsqu’il dit que « la mathématique a des expériences universelles qui s’appliquent à toutes les sciences, et que nulle science ne peut être sue sans la mathématique » ; ce n’est rien autre chez lui que l’affirmation biblique que toutes choses ont été faites en poids et en mesure ; c’est le pythagorisme augustinien qui continue, celui qui rend compte des choses en y découvrant un schème numérique ou géométrique, « dans lequel la nature se plaît à opérer ». La vérification est donc ici la découverte que le phénomène est l’image d’un certain modèle, qui est la vérité ; le problème de la perspective, par exemple, est de trouver la « vraie figure » des rayons, c’est-à-dire de dessiner une ligne brisée qui soit comme la règle de la marche des rayons.Bacon, d’ailleurs, ne cherche pas de justification rationnelle de la science expérimentale : cette science se justifie par le pouvoir qu’elle donne sur la nature, et ce pouvoir à son tour par l’usage qui en sera fait pour le salut des hommes et la victoire définitive du christianisme. Bacon, lorsqu’il parle de ce pouvoir, a donc surtout en vue les applications qu’un souverain en peut faire, lorsqu’il a à son service des experts : maître des influences atmosphériques, il peut transformer le caractère et le génie des peuples qui en sont dépendants ; capable de construire des machines de guerre qui augmentent les forces humaines, navires sans rames ni voiles, chars qui roulent d’eux-mêmes, machines volantes, capable d’envoyer, au moyen de réflecteurs et de miroirs, des vapeurs empoisonnées ou des rayons brûlants sur l’ennemi, il aura une victoire facile. Il y a beaucoup de Jules Verne chez Bacon.
Philosophie du Moyen Age. E. Bréhier. 1949.